Composés en 1998 sur trois poèmes extraits du recueil d’Alain Suied Le Pays perdu, les Trois Motets résultent d’une commande de l’ensemble Soli-Tutti, qui en a assuré la création en octobre de cette année à Marly-le-Roi, sous la direction de Denis Gautheyrie – j’étais à l’orgue. Ils ont été adaptés en 2002 pour orgue seul, sous le titre de Poèmes.
Comme il est fréquent dans l’ensemble de mes pièces vocales, dans le Motet I ce sont avant tout les images du poème qui induisent l’écriture mélodique, le rythme, ou encore la répartition dans l’espace des divers éléments thématiques. S’ajoutent à cela des éléments extérieurs – ici, l’antienne grégorienne Puer natus est nobis [Un enfant nous est né] – qui me permettent de renforcer certaines images du poème et de créer une sorte de contrepoint littéraire. Ces phrases de la Nativité sont récitées dans un balancement rythmique immuable et légèrement irrégulier « enveloppé » par l’écoulement doux et lumineux du poème (aux voix de soprano et basse solos). Les deux seules progressions d’intensité de la pièce viennent traduire, d’abord, l’image du « ruissellement des eaux natales de l’univers » (avec un flux arpégé sur les jeux de fonds de l’orgue et un enchevêtrement vocal canonique), puis, un peu plus tard, la lente montée dans la « chaleur d’un cri », où le balancement initial se meut sous la forme d’une courte toccata organistique avant de retomber, exsangue, dans le silence du mystère de la Nativité.
Dans la version pour orgue seul, cette pièce porte le titre d’Eaux natales.
Le Motet II est plus fortement dramatique. Le titre aurait pu en être Le Regard de la Mort. Il s’intitulera, dans sa version pour orgue seul, Le Masque de la mort. Une succession d’accords fortissimo énoncent de façon hachée chaque syllabe du poème, comme une sorte de couperet glacial qui ponctuerait le silence de manière irrégulière et inexorable. Le texte latin qui contrepointe (à l’image du Motet I) le poème d’Alain Suied est celui du psaume De profundis [Des profondeurs je criai vers toi, Seigneur…], ce qui transforme la pièce en une sorte d’hymne d’imploration. Là encore, l’orgue va bien au delà du rôle d’accompagnement du chœur en lui répondant dans une écriture proche de celle des doubles chœurs de la Renaissance, en créant diverses sortes de mouvements motoriques, ou encore en surajoutant aux strates vocales des textures aiguës ou graves destinées à accentuer la dimension spatiale de l’écriture.
Si, comme dans la Quatrième Esquisse, le poème du Motet III suggère une fuite effrénée devant la mort, cette fois-ci, la force qui propulse l’ensemble est l’Espérance – Vers l’Espérance, tel sera le titre de l’adaptation pour orgue seul. Quant à l’appel sur lequel se clôt le poème, c’est avant tout un appel au Créateur. Rien d’étonnant, donc, à ce que ce soit le texte du Kyrie eleison [Seigneur, prends pitié] que j’aie choisi pour renforcer le sens mystique de la pièce. Outre la superposition quasi incessante des deux langues (grec et français), et donc la superposition fréquente de strates sonores différentes qui en découle – comme si l’ensemble vocal était traité de façon orchestrale –, le caractère principal qui s’impose est celui de la danse. Une sorte de danse rituelle à la rythmique toujours irrégulière et sans cesse renouvelée, qui prend sa source aussi bien dans les motets mesurés à l’antique d’un Claude Le Jeune, par exemple, que dans certaines musiques extra-européennes, ou tout simplement actuelles (comme le rap). Le texte se plie alors aux accentuations les plus diverses censées lui donner un rythme interne propre à dépeindre le caractère haletant de la phrase poétique.
Thierry Escaich
Motet I
Enveloppé dans les langes du regard, le nourrisson boit des yeux la fable du monde.
Chair et drap : dans les replis se devine et se déforme la source de tous nos rêves.
Le cristal du cœur recueille les eaux natales de l’univers. Invente le monde.
Éveille-toi au premier silence du regard.
Quand tout nous est donné par inadvertance dans la chaleur d’un cri.
Le monde vient de naître si tu lui tends les bras.
Motet II
Le regard fixe, impénétrable de la Mort, le masque sans contours, un jour, nous lui ferons face, un jour, il nous désignera.
Ce sera une voix un désir fatigué un cri, une couleur : on ne sait jamais.
Ce sera la peine d’un enfant ou le murmure d’un fantôme et soudain les yeux brûlés par sa présence interdite, nous reconnaîtrons son appel entre tous.
Motet III
Qu’est-ce qui nous traque et nous tord et se joue de nous derrière nos masques ?
Qu’est ce qui souffre et se révolte au fond de nous malgré nos rêves ?
Qui es-tu, triste matière silencieuse ?
De quel parage du ciel es-tu la messagère oublieuse, de quelle détresse es-tu le gouffre indéchiffrable ?
Qu’est-ce qui nous porte et nous appelle et nous élève au-dessus de nous dans l’espérance ?